CHAPITRE VIII
Trois jours s'écoulèrent sans rien apporter de nouveau aux deux explorateurs en « liberté » surveillée.
Pendant ces journées d'inaction forcée, Dormoy et Kariven avaient consciencieusement visité Bakrahna et, maintenant, ils en connaissaient parfaitement la topographie.
Au matin du quatrième jour, Gora Topki vint lui-même les chercher dans leur chambre. Après s'être incliné selon le cérémonial thibétain, il s'enquit poliment de leur santé et les renseigna enfin sur le motif de sa visite :
— Je vais vous faire assister au « travail », très particulier, d'un de nos disciples qui opère à Bénarès, la ville sainte.
Le Sage, les mains enfouies dans les manches de sa robe écarlate, les précéda jusqu'aux étages inférieurs de la lamaserie. Ils traversèrent le laboratoire où se trouvait le grand cercle extra-dimensionnel et pénétrèrent dans une pièce voisine, qui ressemblait vaguement à la « cabine du son » d'un studio radiophonique. Cette immense salle insonorisée, longue de quinze mètres, large de sept et haute de huit était en forme de U. A sa partie semi-circulaire se dressait une table chromée surmontée d'un graphoscope devant lequel s'étalaient de nombreux boutons et commandes portant des indications en caractères thibétains. Les graduations des multiples cadrans étaient marquées de chiffres arabes, tout comme chez nous.
A l'autre extrémité de la cabine en U, le haut mur de huit mètres était absolument translucide comme une plaque de verre... niais rien, derrière lui, n'était visible. Donnait-il sur un espace vide, sur une autre pièce, sur la place du monastère ? Aucune de ces hypothèses ne paraissait satisfaisante car rien, manifestement rien, n'apparaissait à travers la cloison transparente qui semblait séparer la mystérieuse cabine du néant.
— Asseyez-vous, conseilla le vieux Sage Thibétain en désignant un banc métallique capitonné qu'il fit sortir de dessous la table en coupant, d'un simple geste, un circuit photo-électrique.
Gora Topki s'installa, entre ses deux « hôtes », devant le pupitre incliné du graphoscope. Il enfonça un contacteur. La carte du Behar, au N.N.O. des Provinces Centrales (Indes), parut sur le verre dépoli.
Tournant avec souplesse une molette graduée, le physicien déplaça peu à peu la carte vers le N.N.E. jusqu'à ce qu'il eut localisé Bénarès au centre de l'écran, à l'intersection de deux lignes imperceptibles qui se croisaient à angle droit. Ceci fait, il abaissa un commutateur en matière plastique rouge.
La carte sembla sauter aux yeux des spectateurs, puis fit place à un plan de la ville choisie.
Les mains noueuses et parcheminées du Jaune couraient d'une commande à l'autre, tandis que ses yeux mi-clos suivaient attentivement le déplacement du plan de Bénarès.
Il localisa l'emplacement qu'il recherchait et enfonça alors la touche verte d'un clavier multicolore.
La cabine insonorisée fut plongée dans la nuit. Aussitôt, le mur rectangulaire du fond s'illumina et, à la grande stupéfaction des deux explorateurs, une place grouillante d'Hindous de toutes castes apparut.
Un film télévisé, aussi net fût-il, avec sa couleur et son relief (deux qualités non encore mise au point chez les « civilisés » !) n'aurait pas tellement surpris Kariven et Dormoy. Mais cette vue panoramique avec son relief visuel aussi bien que stéréophonique, avait quelque chose de fantastiquement naturel.
Ils n'avaient plus sous leurs yeux une scène télévisée, mais la scène elle-même, avec ses personnages réels, son décor authentique et ses bruits d'ambiance sui generis. C'était réellement la place du temple dédié à Civa qu'ils contemplaient par une sorte de fenêtre s'ouvrant directement sur la vie.
Les éclats de voix, les interpellations et les cris de cette cohue bigarrée d'hommes, de femmes et d'enfants, riches ou pauvres, s'entre-croisaient non pas derrière le mur translucide qui avait disparu, mais au sein de la cabine insonorisée. Le vent qui faisait flotter les saris et les longues robes bouffantes des indigènes, apportait aux spectateurs ahuris les effluves diversement parfumés — et plutôt nauséabonds — de cet amalgame d'Hindous malodorants.
Une vache « Brahma » ([11]) aux yeux niais, couverte de bouse et de poussière, traversa la foule qui s'écartait respectueusement sur son passage. Quelques singes sacrés, criant et hurlant, s'enfuyaient en grimpant avec vivacité les monumentales marches du temple. D'autres, moins craintifs, regardaient d'un air à peine curieux la cohorte de leurs « frères » supérieurs qui se pressaient en direction d'une esplanade, à l'ouest du Gange, proche du temple consacré à Civa.
— C'est... c'est fabuleux ! bredouilla Michel Dormoy, la gorge serrée par l'émotion. Sommes-nous dans un laboratoire de Bakrahna ou... à Bénarès ?
— Fabuleux est le moins qu'on puisse en dire ! renchérit Kariven. On a l'impression de voir ces gens-là en chair et en os ! Si nous n'avions pas la certitude d'être assis à deux mille kilomètres d'eux, je serais allé les palper afin de me rendre compte si tout cela est un rêve ou un prodige de la stéréotélévision.
Gora Topki eut un sourire condescendant — ou rusé — en regardant l'archéologue :
— Faites en donc l'expérience sur-le-champ ! Vous ne rêvez pas, Kariven. Allez près du « mur du néant » et... rendez-vous compte par vous-même...
Kariven jeta un coup d'oeil soupçonneux au Jaune et interrogea son ami du regard. Celui-ci haussa les épaules.
— Que risques-tu, Kary ? C'est, comme tu l'as dit, de la stéréotélévision.
L'archéologue se leva lentement et traversa la longue cabine. Lorsqu'il fut à dix centimètres du « mur du néant », Gora Topki s'écria :
— N'avancez plus, surtout ! Tendez la main, seulement...
Kariven, qui voyait défiler des Hindous de tout genre à un mètre de lui (derrière la paroi inexistante), se retourna vers le physicien thibétain. Dans une grimace amusante, il haussa un sourcil, fit un effort pour avaler sa salive, et, par un autre effort de volonté, avança le bras.
Contrairement à ce qu'il attendait, sa main ne rencontra pas d'obstacle. Le « mur » n'était plus là. Sa main se trouvait dans le vide et il sentait un souffle d'air chaud et humide, qui la rendit bientôt moite.
Il la retira et, stupéfait, la toucha.
— La chaleur est accablante, à Bénarès, laissa tomber Gora Topki. Avancez encore votre main, Kariven. Vous n'avez rien à craindre tant que votre corps demeure dans cette cabine ; mais, surtout, n'entrez pas dans Bénarès ! Si nous avons franchi le plan terrestre pour pénétrer dans la Dimension X, nous ne sommes pas encore maîtres de l'Espace-Temps, ou Quatrième Dimension. Ne vous trompez pas. Ce que vous voyez en ce moment se passe ici, sous nos yeux, et simultanément à Bénarès. Nous avons pu dédoubler un événement, mais nous ne pouvons pas y faire participer notre corps. Si vous le désiriez, je pourrais toutefois projeter là-bas votre « substance psychique », c'est-à-dire la partie immatérielle de votre corps : votre rayonnement humain. Vous connaissez cela pour avoir déjà observé une (projection » de ce genre à bord du (Malacca », le bateau qui amenait aux Indes votre expédition.
— Vous voulez parler des « hommes » qui tentèrent de voler nos grimoires, et de ceux qui prirent l'apparence d'Angelvin... et de moi-même ?
— Exactement confirma le vieux Sage. Contrôlez donc l'existence réelle de ces Hindous. Faites vite, car ils vont atteindre l'esplanade où « travaille » notre disciple...
Kariven avança donc la main et, après une courte hésitation, il repéra un Hindou qui passait, tête haute le regard méprisant pour la foule et crachant de dégoût aux pieds des intouchables. Ecœuré par cette façon d'agir envers les miséreux des castes inférieures, Kariven leva la main et donna un soufflet — sans brutalité — au poseur cynique dont le turban tomba sur les yeux.
L'archéologue retira vivement sa main et demeura pantois de saisissement. Les personnages étaient donc réellement derrière le mur du néant !
L'Hindou s'arrêta net et, tout en remettant en place son couvre-chef, il ouvrit des yeux ronds qui reflétaient une stupeur sans borne. Il se trouvait présentement dans une trouée, au milieu de la foule. Visiblement, aucun de ses voisins ne pouvait s'être permis cette facétie. Le représentant de la caste noble jeta autour de lui un regard courroucé. Soudain, il eut un mouvement de recul et resta figé. Sa colère s'évanouit et la crispation de ses traits trahit une crainte superstitieuse. Devant lui, un remous de la foule venait de démasquer une petite statue de Kâmadeva, le Dieu de l'Amour, qui ornait la rampe d'un escalier monumental conduisant à un temple. L'idole souriante semblait regarder le promeneur.
Faisant montre d'un repentir « diplomatique » provoqué par le courroux divin — le soufflet de Kariven, en l'occurrence ! — le noble Hindou se prosterna aux pieds de l'idole. D'un geste humble, il versa aussitôt quelques roupies à un intouchable claudicant, craintif, non loin de lui. Le loqueteux se confondit en courbettes et en remerciements, puis s'en alla en donnant sa bénédiction au « Seigneur charitable » et à sa postérité.
Kariven, très impressionné par cette brève incursion dans l'Espace-Temps, revint auprès de Gora Topki. Celui-ci plaisanta :
— Voilà un Hindou qui, jusqu'à son dernier jour, sera persuadé d'avoir subi les foudres de Kâmadeva irrité par sa faconde et par son mépris des castes inférieures !
Le « Mur du Néant », au fond de la cabine insonorisée, montrait maintenant une esplanade au centre de laquelle un Hindou squelettique était accroupi. Son turban et son pagne, d'un gris sale, se confondaient presque avec la cendre et la bouse de vache séchée qui recouvraient son corps.
Peu à peu, la cohue bariolée l'entoura et, silencieuse, attendit que l'ascète voulût bien sortir de sa profonde méditation.
Au bout d'un moment, Kariven s'impatienta :
— Qu'attend-il pour commencer la « représentation », ce fakir tout-puissant ?
Gora Topki répondit dans un sourire :
— Ce fakir renommé, initié dans un de nos monastères, prie les Dieux, invoque les génies et attend leurs manifestations qui vont lui permettre de jouer les magiciens... Cet homme décharné se croit au mieux avec les divinités et les entités occultes. Chaque fois qu'il accomplit un tour de force qui renverse les lois de la nature, il est persuadé d'avoir obtenu le secours du ciel. En fait, ce sont nos prodigieuses inventions qui, de par toute l'Aie, président à ces pseudo-miracles. Si les fakirs, yogis et autres magiciens du même cru, savaient qu'ils nous servent de marionnettes et que leur pouvoir n'est pas plus étendu que celui de leurs naïfs admirateurs, ils en mourraient certainement. L'âme de ces simples est ainsi faite ! Tous les prodiges de ces thaumaturges leur procurent un grand prestige, aussi jouissent-ils d'une influence considérable sur les masses. Le jour où nous déciderons d'utiliser ces « . disciples » — en leur donnant des consignes précises — leurs fidèles feront exactement ce qu'ils ordonneront... Sous la menace des malédictions divines, ces arriérés marcheront comme un seul homme... Je vais donc aider « un peu » ce fakir, plaisanta Gora Topki. Sans cela, les spectateurs pourraient attendre encore longtemps avant que le miracle se produise !
Ce disant, il tourna lentement un bouton gradué. Sous les regards craintifs et stupéfaits des crédules badauds, le grand « magicien » squelettique s'éleva doucement dans l'air tout en conservant sa position assise, les jambes repliées sous lui.
Le fakir monta, monta et s'arrêta, le visage impassible et les bras croisés, à dix mètres du sol.
Un murmure admirateur parcourut la foule extasiée.
Gora Topki, dodelinant de la tête en souriant, paraissait beaucoup s'amuser. Il poussa un petit levier et tourna un autre bouton.
Le fakir alors, flotta dans l'air, survola les spectateurs et redescendit, après cette merveilleuse lévitation, à son point de départ.
La puissance de l'auto-suggestion est telle que l'Hindou transpirait à grosses gouttes, tant il était certain d'avoir dépensé ses forces en vue de réaliser sa lévitation. Les traits tirés, les yeux mi-clos, il sortait de transe peu à peu, sous les acclamations de ses frères ineptes et sans liens directs avec les Dieux ! Le « maître » du surnaturel ouvrit enfin les yeux et vit avec satisfaction tomber dans son panier d'osier quantité de roupies et quelques petits paquets de riz.
— Et voilà toute la magie ! conclut le vieux Thibétain en abaissant un contacteur qui fit disparaître la scène et reparaître la paroi translucide masquant le « mur du néant ».
— Ainsi, dit pensivement Kariven, c'est vous qui présidez aux manifestations (surnaturelles » de l'Inde ? Vous entretenez, depuis Bakrahna ou depuis les lamaseries et monastères thibétains, les superstitions et les croyances de l'indigène afin de le tenir toujours dans un état réceptif — donc favorable — à vos « projets ». Le jour venu, vos disciples, suggestionnés à distance, pourront, déclencher, à votre gré, une action conjuguée en maniant les foules qui se révolteront contre les Britanniques dans toute la Péninsule.
— Nul ne se douterait, n'est-pas, demanda Gora Topki, que notre science pût se changer en magie pour entraîner les Orientaux à combattre les Blancs. Des monastères thibétains aux pagodes chinoises, nos laboratoires, disséminées sur tout le continent asiatique, sont prêts à sonner l'heure de l'action. Les troupes invincibles du Soleil d'Or n'attendent que le signal venant de Bakrahna pour se lancer à la conquête du Monde !
« Le Péril Jaune », murmura Michel Dormoy qui ressentait un sentiment de malaise très désagréable.
— Oui, s'emporta Gora Topki, le Péril Jaune, comme vous dites ! Les Orientaux en ont assez de vivre sous la tutelle des Blancs. Nous allons prouver aux cinq continents que les vrais maîtres, ici-bas, sont les Jaunes !
Une sonnerie grêle troua le silence qui avait succédé à cette sombre diatribe.
Le vieillard enfonça un bouton, à la droite du tableau de commande, et un télévisionneur mural s'éclaira. Un Thibétain aux fines moustaches tombantes parut. Après quelques paroles précipitées, adressées à Gora Topki, il s'effaça. L'écran resta allumé.
Le vieux Sage, dans un sourire joyeux, annonça :
— Une escadrille de huit quadrimoteurs militaires Avro « York » fait route en direction de Bakrahna. Elle survole en ce moment la plaine désertique qui sépare les gorges de Kartsang-Là du défilé de Danka-Ki-Long menant à notre Cité Secrète. D'ici un quart d'heure, ces appareils lâcheront leurs commandos parachutistes sur notre cratère afin de nous attaquer... Tout au moins, c'est ce qu'ils croient... Au fait, Mr. Dormoy, demanda le Jaune d'un air faussement innocent, vous avais-je dit que nos postes d'écoute captaient toutes les émissions radiophoniques privées, civiles et militaires, et ce n'importe où ? Si vous l'aviez su, vous n'auriez pas alerté la garnison britannique de Gorakhpur. Nous avons même un poste d'écoute à Khatmandu, la station qui a retransmis votre message. Les précautions prises par l'escadrille évitant la région de Zack où se dresse l'un de nos monastères ne la protégeront pas.
Accablé par cet aveu, Michel Dormoy ne sut que répondre. Il pensait aux parachutistes qui, d'une minute à l'autre, allaient tomber entre les mains des Jaunes et ceci par sa faute indirectement.
L'écran mural clignota. Bientôt les quadrimoteurs britanniques Avro, du type « York », apparurent l'un après l'autre. Ils survolaient en formation impeccable le défilé de Danka-Kilong et, dans deux ou trois minutes, ils seraient au-dessus de Bakrahna.
Gora Topki, adossé au mur et confortablement assis sur le banc en plastique, attendait, impassible, que se produisît l'attaque.
Dès que les premiers appareils survolèrent le cratère, un rayon fulgurant les frappa un à un. Du toit même de la lamaserie partait un autre rayon fulgurant, bleu vif, qui atteignit le reste de l'escadrille.
Les moteurs calés, les commandes bloquées, et les ailes soumises à une intense vibration dislocatrice, les huit quadrimoteurs, maintenant silencieux, piquèrent du nez et passèrent au-dessus du cratère comme de lourds oiseaux blessés. Une quarantaine de parachutistes sautèrent des deux derniers Avro, mais les malheureux n'eurent même pas le temps de tirer leur anneau d'ouverture. Un rayon rouge vif les éclaira subitement et ils cessèrent alors toute tentative pour ouvrir leur « pépin ».
Les quarante cadavres, horribles pantins, s'écrasèrent sur les rocs gris ou sur le fond du cratère, non loin de la ville maudite qu'ils devaient attaquer.
Dans un fracas étourdissant, fidèlement retransmis par le télévisionneur mural, les huit appareils s'abattirent dans le désert en soulevant un nuage de sable ocre. Longtemps, des tourbillons de poussière voltigèrent entre les rochers affleurants sur lesquels se consumait l'escadrille partie à l'assaut de Bakrahna.
Près de cinq cents hommes, victimes du devoir, reposaient, affreusement mutilés, parmi les débris fumants des avions-cargos réduits en miettes.
Brisé de douleur, les yeux injectés de sang par une sourde colère, Dormoy dut se faire violence pour ne pas sauter sur le Jaune et l'étrangler.
Kariven, les mâchoires serrées, prit le bras de son ami et le retint avec fermeté. Tuer cet ignoble vieillard, maintenant, n'aurait servi à rien. Il fallait attendre.
— Et voilà, jubila le physicien en tunique écarlate. Les vainqueurs d'hier deviennent les vaincus d'aujourd'hui.
Nul ne pourra s'opposer à la marche victorieuse de l'Invincible Soleil d'Or.
— Soleil d'Or invaincu mais non pas invincible ! parodia Michel Dormoy, sourdement.
Gora Topki le regarda avec un sourire méprisant, puis, pressant un bouton, appela le corps de garde par télé-visionneur :
— Envoyez une patrouille sur les lieux de « l'accident » et, au cas où il subsisterait des survivants... supprimez-les ! Dès aujourd'hui, doublez les patrouilles, les guetteurs et les sentinelles. Postez des Yétis devant chaque bâtiment présentant un intérêt militaire ou tactique et faites garder notre lamaserie... Il est inutile de prendre des risques quelques jours avant la plus grande bataille des temps modernes.
Concentrant toute sa volonté pour rester impassible, Kariven demanda :
— Que pourriez-vous craindre, avec de tels moyens défensifs ?
Le vieux Sage Thibétain regarda tour à tour ses « hôtes », et, son éternel sourire rusé aux lèvres, laissa tomber :
— Les Voies du Destin sont impénétrables. Au delà de la certitude se cache le « possible ». Un événement imprévisible est du domaine du possible... C'est ce que vous appelez un impondérable.
Kariven soutint calmement le regard du Jaune, mais son calme n'était que pure façade. Une pensée bouleversait son esprit : Gora Topki se doutait-il de quelque choses ?
Pressentait-il « l'impondérable » que lui et Michel Dormoy allaient provoquer ?
Ne pouvant parler dans leur chambre, les deux captifs « libres » de Bakrahna allèrent se promener sur la grande place où trônait le sanctuaire de Bouddha. Là, sur cet espace où toute présence insolite serait aussitôt aperçue, ils pouvaient bavarder tranquillement avant l'heure du repas.
— Comment allons-nous nous y prendre ? s'inquiéta Michel Dormoy. Dans huit jours, le Péril Jaune déferlera sur le monde. Même si nous pouvions dérober ce soir les plans du cercle extra-dimensionnel, tes amis de Kotamdo pourraient-ils construire cette machine avant la date fatidique ?
— Je l'ignore, hélas ! maugréa nerveusement Kariven. Et nous n'avons pour toute arme que ma bague aveuglante ! Si nous avions pu, au moins, garder les poignards et les revolvers dissimulés dans nos vêtements quand nous avons abandonné ostensiblement les mitraillettes !
— Laissons les regrets et réfléchissons plutôt à nous tirer de là. De toute façon, nous devons attendre la nuit pour tenter... l'impossible. Nous ne pourrons d'ailleurs le tenter qu'une fois. Si nous échouons, c'en sera fait de nous... et du monde !
Le repas terminé, Michel Dormoy et Jean Kariven s'étendirent sur leur lit tandis qu'un bonze thibétain apportait un carafon de Kumis ([12]) et desservait la table.
Le bonze sorti, Kariven et son compagnon échangèrent quelques propos innocents où il était question de fatigua et de sommeil provoqués par l'inaction. Après avoir fumé une cigarette et s'être souhaité bonne nuit, ils se couchèrent en poussant intentionnellement un soupir de satisfaction.
Dans l'obscurité de la chambre, Kariven consultait fréquemment son chronographe à cadran lumineux. Michel Dormoy l'imitait et, à tout moment, levait le poignet, constatant que les aiguilles semblaient prendre un malin plaisir à ne pas avancer plus vite.
Une, deux, trois, quatre heures passèrent ainsi, aggravant leur nervosité et mettant leur volonté à rude épreuve.
La cloche du monastère sonna enfin minuit. Pendant quelques minutes, un semblant de vie parut animer la cité endormie. Puis, la relève des divers postes de garde effectuée, tout redevint calme comme dans une prison après l'extinction des feux.
Avec d'infinies précautions, les deux explorateurs se levèrent. Silencieusement, Kariven prit à tâtons le lourd dessus de lit en peau de yack et vint le poser doucement sur le Bouddha qui dissimulait un microphone relié au poste d'écoute qui, perpétuellement, les espionnait.
Cette sage mesure prise, ils chaussèrent leurs bottes, les entourèrent d'un morceau de drap doublé afin d'éviter le bruit des talons ferrés et, sur la pointe des pieds, ils ouvrirent la porte. Le grand couloir parut désert. Des lanternes en papier décoré, abritant une petite ampoule électrique, l'éclairaient faiblement. Sur la droite s'alignaient les chambres individuelles des Sept Sages du Thibet. Sur la gauche, trois grandes fenêtres fermées par de solides barreaux en fer laissaient entrer la clarté lunaire.
Michel Dormoy s'était muni d'une statuette en bronze massif de trente centimètres de haut, seule « arme » qu'il avait pu trouver. Jean Kariven, lui, avait fait tourner le diamant de sa bague aveuglante qui, à la moindre pression des doigts, pourrait projeter son terrible rayon.
Les deux amis, à pas de loup, s'approchèrent de la première porte. A l'aide d'une passe-partout confectionné avec un fil de cuivre dérobé subrepticement dans le laboratoire de Gora Topki, l'archéologue tenta de crocheter la serrure.
Le fil de cuivre tournait et retournait sans succès à l'intérieur du mécanisme. Kariven serrait les dents, de grosses gouttes de sueur perlaient à son front.
Michel Dormoy épiait l'extrémité du couloir plongée dans la pénombre. Ses doigts moites se crispaient sur la lourde statuette.
Retenant son souffle, Kariven s'essuya le front d'un revers de la main puis, après avoir donné au fil de cuivre un « cran » supplémentaire, il l'introduisit à nouveau dans la serrure.
Ses mains tremblaient. Il dut s'arrêter un instant avant de poursuivre son travail de cambrioleur novice.
Après quelques minutes d'essais infructueux
— O surprise — le pêne joua. Le cœur battant à se rompre, Kariven retint le mouvement de la serrure afin d'éviter un claquement. Le pêne rectangulaire sortit de la gâche et la porte (aux charnières heureusement bien huilées !) tourna silencieusement sur ses gonds.
Sans bruit, Kariven et Dormoy se glissèrent dans la chambre obscure. Guidés par les ronflements sonores du dormeur, ils s'approchèrent. La très faible lumière du couloir, que laissait pénétrer la porte entrebâillée, tombait juste sur les cheveux du Sage Thibétain ; cinq centimètres plus bas et peut-être eût-il été réveillé en la recevant sur les yeux.
Michel Dormoy se pencha. D'un mouvement précis, il asséna un formidable coup de statuette sur le crâne du dormeur qui, sans transition, passa du sommeil temporaire au sommeil définitif.
Le géophysicien alla tranquillement se poster devant la porte après l'avoir ouverte à demi. La lumière entra davantage et les ombres du mobilier se dessinèrent sur le parquet recouvert d'une moquette en liante laine.
Pendant ce temps, Jean Kariven revêtait les vêtements de feu le vieux Sage. Cela lui prit à peine trois minutes. Il chercha ensuite autour de lui et découvrit une sorte de bahut en bois de teck. Ce meuble était, comme il le pensait, un coffre à linge. Il en retira une seconde tunique écarlate et deux bonnets lamaïques, pointus, aux rebords en fourrures.
Michel Dormoy se travestit à son tour en fanatique adepte du Soleil d'Or.
Tous deux ainsi vêtus de la tunique écarlate et coiffés du bonnet lamaïque — emblème sacré des Sept Sages Thibétains — ils passeraient aisément inaperçus.
Les mains dans les larges manches de leur tunique et la tête baissée, ils descendirent l'escalier de pierre conduisant au péristyle de la lamaserie. Sous les imposantes arcades et au moment de franchir la porte, il virent, portée sur le sol, l'ombre démesurée d'un Yétis tenant une mitraillette !
Les deux captifs se regardèrent, très inquiets. D'un signe de tête, Kariven fit comprendre à son ami d'ôter les morceaux de drap qui entouraient leurs bottes. Ces chiffons et les bandelettes de tissu qui servaient à les attacher furent enfouis dans les grandes poches de leur habit monastique.
Ils se remirent en marche. Après le long silence qu'ils avaient dû respecter précédemment, leurs bottes leur semblaient faire un vacarme épouvantable.
L'ombre du Yétis, sous le porche, bougea. Le géant himalayen parut dans l'encadrement de la porte, sa mitraillette braquée sur les arrivants.
Tête baissée, Dormoy et Kariven s'avancèrent résolument.
Le Yétis recula en se courbant en deux sur leur passage. Il avait reconnu les tuniques écarlates et, surtout, les bonnets lamaïques, insigne des sept dignitaires suprêmes !
Un second Yétis, que nos amis n'avaient pu voir parce qu'il se tenait au pied des marches, se confondit en courbettes devant les « maîtres de Bakrahna ».
Sans relever la tête ni essuyer la sueur d'angoisse qui ruisselait sur leur visage, les deux téméraires déguisés en sages poursuivirent leur chemin.
Dans les rues de la cité maudite, enveloppée de ténèbres, ils ne rencontrèrent pas âme qui vive.
Afin de ne pas déboucher sur la place centrale face à l'entrée du sanctuaire bouddhique, ils durent faire un assez grand détour. A chaque pas, la crainte de se heurter à une patrouille les harcelait.
Au bout d'une demi-heure de marche, l'archéologue et le géophysicien arrivèrent sur la grande place.
Sur le ciel bleu sombre se découpait, vu de dos, le temple sacré. Sa masse imposante, éclairée par la lune, ressemblait à une construction de titans prête à abattre les deux nains qui espéraient violer ses secrets millénaires.
Avant de s'engager à découvert, les deux conspirateurs remirent les morceaux de drap autour de leurs bottes et, sur le quivive, traversèrent la place inondée de clarté lunaire. Pressant le pas, ils poussèrent un soupir de satisfaction... temporaire, lorsque l'ombre du temple les absorba.
Ralentissant encore leur marche, ils longèrent le mur et, à l'angle, risquèrent un œil. Personne. Arrivé au bout du second mur faisant angle droit avec la façade, Kariven cligna de l'œil à son compagnon comme pour lui souhaiter. bonne chance. Celui-ci répéta le signe et tous deux se serrèrent la main avec émotion. Si les géants qui gardaient l'entrée les découvraient, leur sort serait réglé.
Kariven avança prudemment la tête et fut cloué de saisissement. Une angoisse atroce lui serra la gorge.
L'un des Yétis qui faisaient les cent pas devant le sanctuaire venait de s'arrêter net. Ses yeux énormes, agrandis par la surprise, fixaient l'angle du mur où venait de paraître la tête de l'archéologue ! Sa main monstrueuse releva brusquement le canon de la mitraillette en direction du Blanc qu'il avait reconnu !